samedi 27 mars 2021

des hectares de nectar

Il a été avancé dans un livre par Edgar Morin qu’une famille peut produire de quoi se nourrir et un peu plus – tout en vivant sur 1,000m².

En réalité, il y a des facteurs qui peuvent faire varier ce calcul – fertilité du sol, précipitation, pente, angle d’incidence du soleil, vent/intempéries, accessibilité, etc.

On va donc multiplier par 5 ce chiffre (5000m² – 1/2 hectare) et supposer que la famille est composée de deux adultes et deux enfants. Pour 5 hectares, on calcule donc 40 personnes, pour 10ha 80 personnes. Pour un km² (100ha), 800 personnes. La densité moyenne par km² de la population française métropolitaine tourne autour de 125 personnes par km², il faudrait la multiplier par un peu plus de 6 pour atteindre une densité de 800 personnes par km². En France, l’un des pays les plus densément peuplés du monde, il y a encore de la place, si la distribution et l'usage des terres sont bien réfléchis.

Les 5000m², pour notre famille, peuvent être divisés en:

- 100m² à terre pour l’habitat humain, 900m² de jardins, espaces de travail et appentis (1000m² total).

- Arbres et arbustes fruitiers 1000m².

- Bois/forêt, 1000m².

- Cela laisse approximativement 2000m² (2/5 du total) en jachère – peut être un étang, peut-être des récoltes annuelles de patates ou de graminées, une serre ou bien du pâturage, un terrain de sport, un enclos à poules, d‘autres activités encore.

Certaines activités, comme l’élevage de vaches ou de chèvres, nécessitent des surfaces assez grandes et ne sont pas compatibles, sur la même surface, avec le jardinage – on estime jusqu’à trois vaches par hectare par exemple (ou deux familles, 8 personnes). La production laitière d’une seule vache peut supplémenter la régime alimentaire de quelques familles. Des petites vaches avec un lait plus crémeux nécessitent moins de place, par rapport à leur production réelle nutritive (qui ne se mesure pas seulement en litres écrémés).

Les externalités – les services dont dépend la famille, ne sont pas négligeables non plus. La santé, l’éducation, la sécurité, par exemple. Cependant, la ferme en soi peut apporter une meilleure santé, une meilleure éducation et pas mal de sécurité, ainsi réduisant le coût réel de ces externalités à la société en général. Il se pourrait que les médécins et les gendarmes aient plus de temps disponible pour jardiner. Pour les profs, c'est une évidence - ils ne peuvent pas enseigner ce qu'ils ne savent pas faire. C'est très antiviral à l'extérieur - on court 20 fois moins de risque qu'à l'intérieur - il est déjà beaucoup plus facile de maintenir ses distances et bécher tient chaud.

Finalement, il n’y a pas à supposer que la famille reste fixée sur l’endroit, elle peut également contenir des spécialistes en divers métiers – la construction d’espaces de jardinage pour autrui et le co-jardinage avec autrui, par exemple.

La raison pour donner ces chiffres très simplifiés, par ménage, est d’au moins avoir quelques référents en commun, pour lancer la réflexion. Dans le même temps, il faut quand même mentionner que le «1000m² par famille [nombreuse]», mentionné en haut de page, est plutôt banal pour beaucoup de ceux d'entre nous qui habitent les pays plus pauvres. Non seulement est-ce qu'ils n'ont pas de subvention, mais pas de sécurité non plus. La saisie des terres et des jardins des pauvres par les riches est en train de s’accélérer, sans aucune prétention d’équité ou de justice, partout, y inclus chez nous, surtout avec la collusion des autorités existantes - qui se rangent massivement du côté des riches, tout compte rendu.

5000m² est mieux que 1000, en partie parce que cela décontracte la situation – on n’est pas obligé de ne produire que des patates ou du maïs pour avoir assez à manger, et on peut utiliser le bois de la forêt sans la réduire à néant, avec des bonnes pratiques économes. En France ce genre de petite ferme à pluricultures a été fréquente, avant l’époque industrielle, et bien apprécié.

Actuellement, la politique agricole pré-suppose qu’il faut une ferme de 30ha ou plus pour être rentable. Dans les faits, il faut un salaire supplémentaire, donc le travail en entier se fait par une seule personne dans la famille, sept jours sur sept, sans relâche - l'autre sort travailler pour maintenir le ménage à flot. Les coûts qui produisent cette situation sont celles du transport, des machines agricoles et de la maintenance des normes fixées par le gouvernement, moyennant l’achat des plusieurs ingrédients que requiert cette manière de faire de l’agriculture, dite industrielle. Le fermier peut louer ses terres ou être propriétaire. Son chiffre d’affaires, pour en tirer un salaire de 12000 euros ((2016) peut dépasser 60000 à 100000 euros par an. Il est, d’une certaine manière, riche, surtout s’il arrête de travailler, vend ses terres et es instruments de travail, même si, au regard des heures travaillés, il est payé bien moins que le SMIC. Le plus souvent il est endetté, obligé de travailler presque tout le temps et sous pression d’une extrême rentabilité, pour payer les dettes qu’on lui encourage de prendre – style: nouveau tracteur, semence brevetée, système de trait et de refroidissement de lait automatisé, tout en inox par raison de normes d’hygiène obligatoires et sans bases scientifiques - le fermier est lui-même une vache-à-lait au service d'autres industriels.

Rappelons-nous que le cadre administratif dans lequel il est obligé de travailler crée cette situation et qu’il est très surveillé, habitué à un manque de liberté de décision par des décennies d’interventionnisme d’état, quoi qu’il en pense. Un fermier traditionnel aime ses terres - c'est un genre de chantage moral qu'on exerce, une menace constante à sa raison d'être. Faisons le calcul par hectare de nouveau. Il a 30 hectares – 30,000 mètres carrés ou un tiers de kilomètre carré, pour une famille de quatre. Sur la même surface, 240 personnes (60 familles) pourraient trouver, confortablement, de quoi vivre et où vivre, en jardinage paysan et maraîcher. Leur jardinage pourrait être parfaitement compatible avec le renouvellement de la biodiversité et l’équilibre de la nature, alors que pour le fermier solitaire, accablé d'une charge de travail colossale, c'est à peu près impossible.

Est-ce que le fermier produit plus, tout seul, que les 60 familles, sur la même surface? La réponse est «non», une réponse qui n’est pas toujours enregistrée par ceux qui supposent que ces méthodes industrielles «modernes» sont forcément plus productives que des méthodes non-industrielles.

Il y a plusieurs raisons pour cela, nous pouvons en énumérer quelques-unes.

D'abord, la plupart des profits (théoriques) de l'industriel sont investis dans des machines, daan l'alchimie et non pas dans des plantes qui poussent, ou sinon dans la production d'animaux, de moins efficaces producteurs de valeur alimentaire, et pas de plantes faites pour la consommation humaine. Deuxio, ce que produit le fermier industriel est largement subventionné, ce qui en toute justice comptable doit être soustrait de sa production chiffrée pour arriver à un chiffre de production réel.

Le fermier industriel (c’est-à-dire tout fermier avec tracteur) dépense beaucoup d’énergie fossile pour un retour donné en énergie alimentaire. Une valeur énergique qui excède, souvent, la valeur calorifique de ce qu’il produit en alimentation. Rappelons-nous que les énergies fossiles sont gratuites, on ne paie que les concessions pour les exploiter, le coût de leur extraction, leur raffinement et leur acheminement chez nous, plus, bien sûr, les impôts qui en sont prélevés par le gouvernement. Or, l’agriculteur industriel bénéficie d’un rabais sur ces impôts. De surcroît, son chiffre d’affaires doit obligatoirement être assez élevé pour absorber les coûts d’entrée (un tracteur d’occas. ou bas d’échelle coûte dans les 50000 euros, pour commencer).

Les conditions du sol dans un jardin bien entretenu sont souvent meilleures et plus productives que dans un champs – le sol n’est ni compacté par des machines lourdes, ni exposé, nu, au dessèchement répété et à la montée des sels et n’est qu’en partie cassé et retourné chaque année. A production égale, un sol de jardin a besoin d’être moins amendé, peut être désherbé sélectivement à main et, avec un peu d’intelligence et savoir faire, ne nécessite aucun traitement chimique contre les bestioles, étant donné qu'il y a d'autres bestioles pour manger lesdites bestioles.

Non seulement peut-il y avoir une succession de fruits et légumes au cours de l’année, mais les plantes pérennes, tels les arbustes à baie, les fines herbes, les arbres fruitiers, multiplient aussi la production par mètre carré, tout en réduisant le travail humain ou mécanique nécessaire pour l’obtenir. Les divers produits non-alimentaires (paille, tiges, fleurs, épluchures) servent à plusieurs usages, puisqu’elles sont à portée de main, évitant l’achat de plusieurs autres produits à leur tour.

L’absence d’outils à carburant fossile et la présence humaine permettent une attention au détail à l’échelle des plantes concernées, ce qui augmente aussi la productivité, tout en diminuant le besoin d’intrants coûteux. La préparation et transformation immédiate pour la consommation et la conservation directe, sur place, créent une valeur nutritive supérieure, évitent l'achat et le transport de plats cuisinés et autres. Le gaspillage des aliments est ainsi non seulement réduit mais réinvesti dans le terreau qui sert de soustrat pour la prochaine génération, ou l’alimentation des animaux de basse-cour.

Si l’on calcule le poids sec, la valeur calorifique et la valeur nutritive par mètre carré, de la production en jardins de ce type, contre le poids, par exemple, du blé par mètre carré en industriel, la production du jardin sera supérieure, même en chiffres simples et non-ajustés.

Le seul chiffre favorable au fermier est sa "productivité" personnelle, mais comme on l'a vu, ce n'est pas lui qui produit (sinon le déploiement d'énergie fossile à gogo, sur toute la chaîne en amont et en aval de surcroît), et il se fait payer très peu, en se cassant le dos, à moins de s'endetter et utiliser encore plus d'énergie fossile. Il peut aussi essayer de se désindustrialiser et employer quelques-unes des techniques décrites ci-dessus, mais pas avec la grande surface, les charges et le statut d'exploitant agricole. Il ne peut pas faire la chose logique - créer des bails pour que plusieurs jardiniers vivriers puissent repeupler la ferme, puisque ses terres sont classées agricoles non-constructibles - ce qui est à la pointe de l'absurdité. Tout cela contribue à la désertification de la campagne, parce que ce ne sont que les riches qui peuvent se payer des hectares qu'ils ne vont pas utiliser, sinon comme "puits de capital". Il est peu probable que cette situation puisse longtemps durer - il faut complètement réformer le cadre légal et administratif, qui étaiet inventés pour une autre époque mais dont on n'arrive pas à saper l'inertie.

Finalement, avoir un jardin dédié à sa propre consommation évite très largement le paiement d’impôts sur cette production et cette consommation «endogènes», ce qui en termes d’argent représente une grande bénéfice, dans un pays comme la France. Cette bénéfice peut être défendue moralement, dans le sens qu’en termes écologiques, il est plus efficace que la famille perçoive directement un avantage par un impôt non-payé (pour des services écologiques effectivement rendus) que d’attendre qu’un prélèvement fasse le tour de tous les corps intermédiaires avant de lui tomber dessus en forme de subvention. Le fait que cela ne s’appliquerait qu’à des cultures vivrières ou de très petite échelle ferait sans doute un impact socialement progressif, tout au moins si une grande proportion de la population avait accès à des terres vivrières, ce qui n'est malheureusement pas le cas. Il reste que le tout industriel a formaté presque tout le monde à l'usage de techniques exclusivement à énergie non-humaine (à petite échelle, c'est "mini-pelle, débroussailleuse, tronçonneuse, motoculteur", même "clouteuse"), remplacé le jardinage par le maraîchage et réduit le savoir faire collectif à peau de chagrin, bien que le savoir faire d'une petite élite existe, totalement coupé du métier, de son administration et de son enseignement, qui traitent essentiellement de comment se conformer à la paperasse et les idées erronées des "grandes" écoles agricoles, comme l'INRA.

Ce qui existe, par inertie, contre tout bon sens, est une agriculture industrielle planifiée afin de produire d’énormes tonnages, nécessitant à leur tour des transports routiers de grande taille et tonnage, des grandes usines automatisées ou semi-automatisées, des transformations et des emballages obligatoires, suivis par la ré-expédition dans des magasins de grande échelle, avec des grosses pertes de qualité et des déchets sur toute la ligne, y inclus dans la chaîne du froid que de telles complexités obligent. Ces coûts ne sont pas en grande partie évitables – la ligne est très longue. Les coûts de l’infrastructure, les routes renforcées et élargies, les camions, le carburant, sont payés par l’ensemble de la population, par nos impôts et notre travail, sinon encore plus par les pauvres du monde entier qui fournissent une grande partie des intrants nécessaires à moindre prix – ou qui perdent leurs terres nourricières à faveur des industriels qui nous fournissent de produits coûteux et non-essentiels.

Ces coûts ne sont pas calculés de manière imputable aux bénéficiaires industriels, sinon ignorés - «externalisés». C’est donc le monde en entier qui subit les conséquences de ce système terriblement inefficace. Le pollueur redistribue les coûts et concentre les profits - c'est bien un système redistributif, mais dans le sens de l'inique, qui termine par teinter tous nos comportements moraux de la même enseigne, fataliste, cruel, profiteur et indifférent. De manière perverse mais logique, ceux qui ont le plus à se réprocher dans cette affaire sont les plus auto-défensifs - ils ont beaucoup à craindre parce qu'ils ont beaucoup à cacher, pour inverser une autre expression connue, et leurs démarches pour adoucir et s'allier avec les ONGs écologiques sont donc sincères: ils veulent qu'on sauve leurs peaux, face à la colère croissante collective, en toute sincérité - c'est compréhensible - mais ils ne sont pas convaincus que cela marchera, donc ils retiennent le pouvoir et le désir de mouiller tout le monde dans la même incohérence que la leur.

On peut rajouter l’observation qu’un système si dispendieux et inefficace doit constamment augmenter de taille, comme l’exploitation du fermier industriel, pour compenser les énormes frais engendrés - c'est une fuite en avant - on est déjà dans le vol de humus et de sable, transportés par route pour remplacer des terres effritées et sans vie - résultat d'une incompétence navrante. Autrefois cela s‘appelait «les économies d’échelle». Aujourd’hui, on peut voir que les économies d’échelle, dans un monde réaliste, favorisent la petite échelle – et que ceux qui ont le plus besoin de subventions pour ne pas écrouler sous les dettes sont les très grandes entreprises industrielles. L’expression «on ne prête qu’aux riches» n’a jamais été si vrai, sauf qu’on peut rajouter, «plus ça pollue, plus on lui prête». C'est la folle époque.