samedi 11 septembre 2021

économie d’attention

Mieux dit « société d’attention », il semblerait, sauf que l’inattention y joue pour beaucoup, …

mais commençons aux origines – la mémoire.

Là où beaucoup d’entre nous aurons commencé leur éducation en croyant essayer d’apprendre des choses par cœur pour s’en souvenir après, j’ai été d’entre ceux qui voyaient certains sujets comme des risques de contamination mentale et faisais de mon mieux pour ne pas les connaître. Ces sujets n’étaient pas des moindres. L’écriture et la lecture, j’étais contre, basé sur les prémisses que cela allait interférer avec ma perception du vrai monde et qu’une histoire racontée de vive voix vaut mil histoires livresques. Je n’ai pas changé d’avis depuis. D’autres sujets qui attiraient mes foudres étaient les écrans et ce qu’ils projetaient, très inférieur à la vrai vie et sa narration, et tout ce qui traitait de la religion, qui me paraissait, tout au moins, malhonnête.

L’économie de l’attention est donc, pour moi, un peu comme l’intelligence collective, une description incomplète du même verre à moitié plein, à moitié vide. Cela pourrait tout aussi bien être la stupidité collective, qu'est-ce que j'en sais? Ou le savoir faire collectif (par exemple, les romains ont bien utiliser du plomb pour l'eau potable, et nous après, cela abrutit, quand même ...). On n’apprend pas comme une éponge, on apprend en discriminant ... on apprend à discriminer.

Ceux qui essaient de comprendre le fonctionnement du cerveau sont venus plutôt renforcer mes intuitions sur ces sujets depuis lors. On bloque beaucoup. C’est même l’essentiel de l’apprentissage – savoir distinguer entre les bruits parasites et le signal. Et un métaphore basé sur l’audition marche mieux pour décrire le fonctionnement du cerveau à cet égard qu’un métaphore visuel. Imaginons une foule de gens qui parlent, tous à la fois, d’entre lesquelles on ne veut entendre que la voix d’une seule personne. Qu’on y arrive est déjà assez impressionnant. A-t-on écouté l'un, ou coupé tous les autres?

On a du délibèrément ignorer le son des voix de tous les autres, mais la complexité ne s’arrête pas là – mettons que c’est une conversation que nous essayons de suivre, contre le sifflement du vent … Pour apprécier la différence entre l’auditif et le visuel, un sourd-muet qui lit sur les lèvres n’a qu’à se focaliser sur le visage de celui qu’il est désireux d’« écouter ». Pour entendre la conversation entre deux personnes, il doit les avoir tous les deux dans son champs visuel, encore qu’il n’« entendra » pas tout – il n’entendra que difficilement les interruptions. En réalité, c’est une question non-neutre de comment focaliser son attention - et avec quels moyens.

Et qu’est-ce qui se passe si tout cela se réduit à écouter celui qui n'oublie pas de mettre des « smileys » ? Q'on écoute le texte, mais on coupe la voix de celui qui est devant nous, lorsqu'on cherche de la connaissance "avérée"? Essayons de voir le verre à moitié plein.

Si ce sont les égyptiens qui ont inventé l’une des premières langues riches d’expression écrite, c’est surtout dans le métaphore visuel, auditif, conceptuel qu’ils ont été forts, leurs hiéroglyphes étaient tout sauf universelles, ne faisant du bon sens que lorsqu’on les localisait dans la culture et l’environnement de leur production. Le Sanskrite, une autre langue écrite ancienne, a servi de base pour la construction de l’alphabet phonétique, puisque ses signes représentent ni plus ni moins que chaque petite nuance de l’articulation, la vocalisation et l'aspiration de nos voix. Mais la langue des signes n’est pas la langue des voix – cela n'a pas empêché au Sanskrite d’avoir cent différents mots désignant l’éléphant dans tous ses états.

Si une langue est comme une espèce qui suit les lois (non-écrites!) de la sélection naturelle, on peut dire que l’égyptien est tombé en désuétude, après une période réservée à la pratique par l’élite religieuse, que le sanskrite et même le chinois écrits sont dans le domaine des liturgiques et des lettrés, puisque pour les opérations de jour en jour, d’autres formes d’écriture simplifiée ont été adoptées.

Le français et d’autres langues européennes ont aussi suivi ce double sentier de jeux entre l’orthographe et la prononciation réelle d’un mot, tandis que l’espagnol est invariablement phonétique, au moins théoriquement, tout en utilisant exactement les mêmes symboles, les lettres, un grammaire et une syntaxe très proche des langues voisines (à l’exception du basque).

L’économie de l’attention numérique ne se déroule pas paisiblement dans l’arrière plan, sinon dans l’immédiateté. Elle nous « saccade », nous brusque l’attention, jusqu’au mini-moment quantique. Or, la science peut en dire loin sur ces « moments d’attention » - ils ont une cadence, même un certain rythme. Chaque être vivant « détecte » différemment des détails plus ou moins comprimés dans le temps, localisés ou dispersés dans l'espace, de l’ultrabasse aux très hautes fréquences qui, par leurs vibrations, nous communiquent leurs "informations".

L’ensemble de ces faits ci-dessus, ce corpus de connaissance, nous mène à certaines conclusions. Notre attention n’est pas figée, c’est une bataille constante de triage entre l’essentiel et le non-essentiel, tout en retenant le maximum de points d’accès sensoriels aux données. On parle ici des appareils que la nature a cru bien nous donner pour cette tâche, nos yeux, nos oreilles, nos langues, nos corps, tous nos corps, y inclus ceux des autres. Une économie de l'attention, come une langue, est aussi une économie de la communication - payante, peut-être (!).

L’intelligence collective, dans sa version 2016 en amont, suppose que c’est notre culture partagée qui nous donne le dessus évolutionnaire – la transmission, en ignorant très largement la forme précise que prend cette transmission du savoir - sa trame sociale. Elle présuppose que c’est l’essentiel qu’il faut transmettre – du son sans parasites. Des lettres sans sons. Des clés universelles de la compréhension sans contexte – des formules de la pensée abstraite. Mais dans ce cas, nos paradigmes sont toujours incomplets. La tentation sera toujours de les compléter en forçant la réalité, pour qu’elle se conforme au pied des lettres.

Plus loin, la société de machines à penser et à agir à tout intérêt à extraire de la terre la conformité à ses règles socio-machinales, plutôt qu’à se conformer à sa réalité terrienne. Elle n’est pas « adaptable » - elle « adapte ». On nivelle le champs, pour qu’il soit « exploitable », plutôt que d’inventer des machines à respecter les accidents de terrain d’origine. La facilité devient « l’absence de complexité », bien que ce ne soit pas le cas réel. Au service des machines, nous essayons de penser comme des machines, pour pouvoir mieux accommoder la terre à leurs exigences, pensant très peu aux nôtres, en tant qu’animal physique humain, tout en réclamant nos droits au confort matériel et psychique. Peut-être les deux en même temps sont incompatibles, vu l'état actuel des choses ?

Et par conséquence la pollution sonore, on pense ne pas y penser – mais à voir comment ça joue si nous considérons ce qui marche pour les machines, pour attirer notre attention. Les sons marchent très peu. Ils marchent très peu parce qu’ils sont trop efficaces pour casser/réattribuer notre attention – et on les éteint, ces machines qui ne nous laissent pas tranquilles ! Comme un « pas de pub » collé à la boîte aux lettres de presque tout le monde, sauf ceux qui ne ressentent pas le besoin parce qu'ils n'en reçoivent jamais.

Auparavant, ce comportement de refus même de s’ouvrir à la possibilité de la communication était réservé au voyageur commercial, porte-à-porte – aux « colporteurs » maudits. On assimile les causes de ce rejet à des raisons raisonnables – « s’il a quelque chose à me vendre, ce ne sera pas à mon profit sinon au sien », pense-t-on, « je n’y aurai sans doute aucun intérêt ». Mais le refus communicatif s’épand, lorsque les possibilités communicatives s’universalisent.

Dans une économie de l’attention, le calcul primaire devient exclusivement social – à qui permet-on l’accès à notre attention ? A notre réseau social et point. Face à ce refus d’attention, ceux qui veulent réclamer notre attention appliquent, faute de mieux, le chantage et l’exigence. Tu t’inscris sur « Pôle Emploi » parce que tu n’as guère de choix, si tu veux accéder aux opportunités d’embauche. Tu te reconnais être en besoin urgent d’« insertion sociale » parce que tu n’as guère le choix, pour toucher de l’argent. Tout devient « urgent » – de là l'expression « cas social ». Tu te considères pragmatique, en permettant que ces parasites de ton attention soient prioritaires. C’est la réalité sociale – tu n’as pas de choix, sauf de t’abstenir des vaisseaux communicants qui n’attendent de toi qu’un « si » ou un « non », en guise d’échange. L’économie de l’attention c’est aussi l’économie du temps, elle termine par nous pénétrer tous de ses codes insensés – insensés par rapport à nous en êtres primaires.

On observe que l’économie de l’attention est aussi un rapport de force social, et que le conditionnement subi peut changer les valeurs de ceux qui le subissent – jusqu’au plus profond de leurs êtres – le sexe et les relations humaines représentent la plupart des modes d’expression « levier » des nudges tentés. Chaque bastion de la communication humaine cède devant les exigences machinales, jusqu'à devenir peau de chagrin.

Or, la communication – pour nous incarnée par « la langue » est sans exception situationnelle, personnelle, singulière. Le chat peut nous apprendre des bons leçons à cet égard. C’est avec grand amusement que l’on peut observer qu’un chat essaie de ne jamais agir sur un objet sur sa trajectoire - il les contourne. Et pourtant son premier objet de désir, c’est lui-même, et il se lèche avec assiduité. Il est ce que l'on appelle "auto-centré". Il sait faire, mais il ne se laisse pas faire. C’est lui qui veut absolument choisir ses objets d’attention – qui focalise, qui dirige ses oreilles envers les sources sonores, qui feigne la surdité en espérant qu’on lui fout la paix, qui entrave le pas de son familier humain pour réclamer l’attention, même à son propre risque et péril – comme un enfant au supermarché.

Le harcèlement comme moyen d’attirer l’attention n’est qu’un terme générique, vu de cette manière – on peut avoir le harcèlement doux (la charme), le harcèlement dur (la menace) mais c’est pile et face. Si on s’en lasse, c’est aussi un épi-phénomène, le burn-out n’est autre qu’une réaction théâtrale allergique – on a « trop donné » de son attention à des causes qui « ne sont pas les siennes », on a besoin d’un « temps pour soi », on devient mouton devant les autres. Cela fait un sens parfait dans une économie de l’attention simulée. Mais comme je tente de décortiquer, on peut voir que beaucoup tourne autour des moyens – des techniques de communication d’un savoir collectif. Ce n'est pas que la nature humaine ait changé, c'est que la nature de l'expression "technique" a changé sa mise en oeuvre, sa logique combinatorielle. Pouvons-nous suivre, collectivement ?

Avec les termes « présentiel » et « distanciel », tous deux très récents, on voit la langue conceptuelle humaine en train d’évoluer pour accéder à une articulation de ces concepts. Être là ou ne pas être là sont les définitions même de cette ouverture ou non-ouverture ou fermeture des vannes de la concentration, de la focalisation sur un objet subjectif. "Oui je suis là" on entendra avec fréquence dans des conversations d'un bout à l'autre du monde. Le chat, mais tout être vivant, à vrai dire, maîtrise bien ces rudiments de savoir, le rayon du cercle présentiel. Le virtuel les bafoue, notre langue traine. N’oublions pas que la conversation – l’échange de paroles – fait pleinement partie de cette économie. Savons-nous mieux nous écouter, nous parler, aujourd’hui qu’hier – et à qui ? Savons-nous mieux négocier la prise de parole, les réunions ? Une langue humaine n’est jamais universelle, elle est faite autant pour exclure que pour inclure, autant par référence à d’autres langues voisines ou « en compétition » que par rapport à sa propre structure. Il est donc important de se pencher sur la probabilité que lorsque la machine prend le pas sur nos propres moyens socialo-communicatifs, nous serons en tension dynamique avec ce nouveau véhicule de transmission de savoir – que nos langues en subiront l’empreinte.

Il est surtout clair que la hiérarchie de savoirs produites par ce nouveau parler qui n’est pas parlé, ni articulé par des langues communes, casse l’individualité et la pertinence de la source de la parole. Depuis les égyptiens, depuis la langue des signes. La novlangue a tendance à entretenir des blancs là où l’affect, le tactile, l’odoriférant, trouvent encore leur place.

L’attention ne mériterait pas notre attention, en termes économiques, si elle n’était pas éphémère. En jouant sur cette impermanence à excès, en la convertissant en consommables (exemple : 5G) et en mettant sa gestion hors nos mains, on ne joue que les cartes du commerce conventionnel, pour en extraire le maximum de bénéfice.

Rappelons-nous que « même un chat » sait très bien gérer ses communications, normalement – il s’éloigne ou il s’approche de la main qui cherche à le caresser. L’être humain apprend à se taire – ou à parler. La territorialité – et la co-territorialité - nous servent à tous les deux également – dans ce cas le capitalisme de propriété prend toute sa place – dans l’économie de l’attention. Le « silence » devient un bien précieux, sauf qu’il n’existe que dans la tête de celui qui y croit. Le silence est en fait un mur de bruits auxquels on s’accommode fort bien – dans la texture même de notre attention. Celui qui réclame le silence a perdu la main sur le bruit du monde, il en est dépaysé.