mercredi 16 mars 2022
Je previens le lecteur que les mots ci-dessous sont écrits avec beaucoup d'émotion. Ils ne sont pas virulents, mais parfois la colère et l'exaspération se font voir. Mille excuses. Le but est de taper juste, même si les paroles peuvent parfois se faire sentir comme injustes.
Celui avec le cerveau pré-fermé aura cessé de lire les mots qui sont écrits ici, dès qu’il croit identifiér le positionnement idéologique.
Il existe une logique circulaire qui n’a aucune logique, finalement. C’est celle où on dit que pour nourrir le monde, il faut de l’agriculture à l’échelle industrielle, avec des tracteurs et des techniques ultra-sophistiquées. Pourquoi ? Parce qu’on ne peut pas revenir en arrière. Parce qu’on ne peut pas se réduire à la pauvreté, aux conditions de vie moyenâgeuses.
Peut-être faut-il tout simplement dire qu’on nous a eu – et que oui, on peut, puisque avec toute notre technologie, on ne fait guère mieux, et souvent pire. Ce n’est pas en stigmatisant des modes de vie frugales, pleines de santé et de vitalité, par des épithètes péjoratives, que l’on gagne l’argument objectif. La question n’est pas là – la question posée est « peut-on nourrir le monde par des méthodes non-industrielles, à une échelle non-industrielle ? » La réponse est « oui », et qu’on le fait déjà – regardez les chiffres, disponibles en dehors de cet écrit, si vous ne me croyez pas. Les cultures paysannes nourrissent depuis toujours la plupart de la population mondiale, l’industriel ne nourrit que ceux qui sont les plus consommateurs d’énergie – ceux qui sont, objectivement, en train de tuer notre monde à tous.
Il faut voir qu’à l’origine de l’idée de l’économie de marché, dès l’époque industrielle, est l’idée que le marché, la compétition sur les prix, est comme un bâton magique dans le sens qu’il s’autostabilise. Mais il a plutôt l’air d’être la guerre par d’autre moyennes, s’il réduit des humbles paysans d’une pauvreté digne à la pénurie et à la précarité absolues, par une compétition déloyale. Cela se réduit à « on est plus grand, on écrase l’autre », un simple rapport de force. Pour peur qu’ils se mettent en collectif, pour établir un rapport de force réel, on interdit aux pauvres de se rassembler. La voie publique et l’espace public deviennent le territoire exclusif des voitures. Les machines de communication communiquent à notre place. Etc. Nous arrêtons de penser pour nous-mêmes.
Dans un livre récent sur la résilience alimentaire, j’ai été frappé par une photo aérienne de Novosibirsk, une ville Russe près du lac Baïkal, où l’on voit d’énormes étendues de potagers ouvriers à la limite de la ville – chaque ville russe en possède, il paraît. Lors de la crise financière des années 1990 en Russie, les russes pauvres ont pu survivre, en grande partie, grâce à ces traditions – tout comme dans d’autres périodes d’intense privation. C’est pareil pour les anglais, lors de la deuxième guerre mondiale. « Dig for Britain » était le slogan patriotique de l’époque. Au lieu d’expérimenter ces « privations » comme des signes de souffrance et d’abaissement devant l’ennemi, on les a finalement incorporées dans le mythe national comme des manifestations de résilience, d’autonomie et de respect pour soi. Des masses de jeunes urbains ont été envoyés à la campagne, pour aider dans l’autonomie alimentaire, face au blocus des « U-boots » allemands. En Chine et ailleurs dans l’Asie du Sud et de l’Est, des mosaïques de rizières sont entretenus ans aucun moyen motoriséet sans engrais chimique.
Donc, oui, on peut. Si les organes de média nationale française font de ce sujet un absolu tabou, c’est que notre « intelligence collective » nous a joué un sale tour, elle nous a fait de ce sujet un interdit. Oui, on peut vivre à la campagne sans voiture. Oui, on peut pratiquer du jardinage maraîcher, sans machines, sans transport mécanisé, sans routes surdimensionnées.
L’empire Inca s’est construit par palier écologique, sans roues, sans parler de routes, et sans langue écrite. La technicité Inca, leurs savoirs-faires n’ont rien à envier aux autres civilisations de l’époque – ce n’est pas parce que l’on élimine ce qui est trop coûteux, énergétiquement, que l’on renonce à tout savoir. Au contraire, c’est une signe de l’intelligence de l’organisation collective, contre l’application de la force brute.
Nos revenus seront vastement réduits, mais nos frais d’entreprise aussi. Si l’objectif est de se nourrir et d’avoir une bonne qualité de vie, aucun problème. Le leurre est de confondre le chiffre d’affaires (le salaire brut) avec le marge (ce qui nous reste après avoir payé tous les frais de l’entreprise). C’est une tromperie d’une telle évidence qu’elle insulte notre intelligence. Si on répète sans cesse qu’il faut hausser les salaires, surtout en période électorale, c’est un mantra codé de la fuite en avant dont personne, ou presque, n’est dupe.
D’ailleurs, les rendements par hectare ne seront pas réduits – attention, l’argument par lequel on nous fait croire que le rendement « en bio », sans chimie, est forcément moindre que le rendement industriel, est archifaux. Il consiste à prétendre qu’en prenant certaines semences, faîtes pour l’agriculture industrielle et non pas pour le jardinage, en rajoutant de l’engrais à gogo, en utilisant des tracteurs, etc., on fait mieux que si l’on pratique une agriculture « raisonnée » (industrielle), paysanne (avec tracteur), sans jamais regarder d’en face l’efficacité globale de l’opération (il faut bien des hectares pour payer les gens qui produisent le tracteur, par exemple). Et en parlant de tout cela, on oublie de parler du jardinage ... de l'interaction directe, à petite échelle, d'un être humain avec la terre, avec ses animaux et ses plantes, sans aucune assistance mécanique.
Attention ! Les machines biologiques (nous) sont encore beaucoup plus « efficients » que les machines thermiques, électriques, nucléaires. L'être humain : environ un ou deux Kilowatts par journée entière, pas par minute. L'être humain, plus d‘intelligence et d’autonomie que n’importe quelle machine, à moindre prix, une efficacité, rapidité et précision sans pareilles, si l’on considère son adaptabilité (une seule machine pour faire une multiplicité de tâches). À moins que tu t’arranges pour que ses frais de vie soient tellement exorbitants qu’il doit toujours « travailler plus pour gagner plus ». Un être humain accompagné de toutes ses machines et toutes ses prothèses, c'est vrai que cela coûte très cher.
Pareil pour les critiques systématiques des écologistes en éco-hameau, qui n’arrivent même pas à se nourrir s'ils ne trichent pas avec les aides sociales (RSA), sans l’aide de leurs parents, sans l’accès aux bio-coops en voiture. Ces critiques sont malheureusement entièrement justifiées. La campagne française est en train de devenir la préserve des riches, les tentatives d’en faire des réserves de la nature où, de fait, il n’y a que les riches et les amis des riches qui y ont accès, sont de nouveau bien méritées. Ces générations ont eu cinquante ans pour démontrer que leurs modèles de "retour à la nature sont accessibles à la majorité de la population – et elles ne le sont pas. La voiture prend tout. Ce n’est pas en mettant en exergue sa profonde identité avec les « peuples premiers » (et les autres?), qui eux-mêmes occupent souvent des vastes tracts à une densité de population également réduite, que l’on peut convaincre à un pauvre paysan sans terres de la justice de sa cause. L’espace cultivable est là. La bio-diversité s'augmente, la précipitation est augmentée, pas réduite, par des techniques de jardinage à l’échelle humaine et non pas d’« agro-forestrie ». Ce qui manque, c’est les êtres humains – et pourtant, il y en a … des millions.
Ce n’est pas en prenant de mauvais contre-exemples de ce qu’il ne faut pas faire qu’on gagne l’argument de fond. Toutes les élites rurales doivent être mises en question maintenant – leur campagne est en train de devenir un désert, plus industriel que la ville. Ces élites se confondent, d’ailleurs, avec les élites urbaines. Leurs excès de consommation sont tout simplement ahurissants. Comme au Moyen Âge, les riches peuvent voyager (et comment!), les pauvres sont plaqués sur place (même pas l’argent pour payer l’essence). Le touriste qui dépense de l’argent, qui consomme à outrance, est le bienvenu. Le pauvre, qui voudrait bien travailler pour gagner son pain, et celui des autres, en faisant un potager, est considéré un fardeau, un parasite même. Bien sûr qu’il l’est, si le coût réel de la vie à la campagne est devenu prohibitif ! Et pendant ce temps, les réfugiés s’amassent à nos frontières, et les potagers stagnent. L’irréalisme est tel que les riches se plaignent du manque de services (de servants), d’« aide à la personne » à la campagne. Mais qu’il fassent qu’il soit faisable d’y vivre !
Nous avons ôté et nous continuons de détruire à peu près toute l’infrastructure nécessaire pour vivre une vie humble et digne à la campagne. Cherchez les bancs, les abris, les bivouacs. Cherchez les endroits où faire un feu de cuisine, où se réunir sur le chemin, où garer son vélo, son sac-à-dos, son âne. Cherchez les lieux de stockage, les gîtes de passage, les travaux saisonniers, les jardins à cultiver. Les « salles polyvalentes » (quelle ironie) restent la plupart du temps totalement vides. Les mazets, les orris, les lieux d'hospitalité sont obstrués. Les « médiathèques » restent la plupart du temps fermées. Les champs sont visités deux ou trois fois à l’année, en tracteur. « On n’a pas d’argent pour cela ». Non. Vous n’avez tout simplement perdu le désir de partager vos biens !
On les a presque éradiqué, ces lieux de convivialité ouverte, dans le dernier demi-siècle. Des années 1970, où il était banal de crapahuter avec son sac-à-dos pour trouver du travail, sans être traité comme un vagabond, aux années 2020, où les mobilhomes ont plus de droit d’exister sur la place publique que les êtres humains, l’hostilité contre l’humain mobile par ses propres moyens est devenu envahissante. « Sans domicile fixe » est devenu « sans droits civiques » – ce n’est qu’en se « domiciliant » et en s’humiliant (accueils de jour, principalement desservant des populations considérées comme des toxicomanes, des alcooliques ou des « tolards », le « 115 » pour des « hébergements d’urgence ») que l’on peut faire reconnaître ses droits humains théoriques. Les plus démunis sont noyés sous les excès, de piètre qualité nutritif, de la société de la consommation, ils n’ont aucune motivation ni possibilité même, pour la plupart, de produire leur propre alimentation.
Peut-être qu’il faudrait rappeler aux héritiers du christianisme que Jésus et ses disciples étaient eux-mêmes SDFs. Pauvres ? Mais oui ! « Je viens manger chez toi » a dit Jésus au riche.
Si l’on veut vraiment retrouver une productivité nourricière qui concerne toute la population, il faut donc d’abord, et avant tout, rendre possible l’accès digne à la campagne pour les gens à pied, sans moyens, en capacité de travailler la terre, de transporter et redistribuer les denrèes.
L’effet de l’industrialisation massive de la campagne, y inclus les systèmes de transport et le réseau routier, est de rendre « hors de prix » l’accès à la ruralité, pour la vaste majorité des citoyens. Mais « travailler » à la campagne est devenu « travailler seul, avec ses machines ». Tout le temps ... une vie d’enfer. Il faut être quelqu’un de bien particulier, ou bien riche et socialement connecté, pour vouloir vivre dans ces conditions d’isolement social. Pour un urbain, le seuil est rendu encore plus difficile à franchir, il s’aventure, sans aucun soutien social, sans aucun appui logistique, dans une terre qui lui est devenu étrangère.
A ce défi, autant les potagers ouvriers que la vie de nomade, les deux sans recours aux machines, sont des manières de socialiser le transport et le travail vivrier. Comme lieux de vie, la route et le jardin comptent, énormément. Qu’ils deviennent de nouveau vivables, pour tous et pas pour une infime minorité !