samedi 27 mars 2021

Nomadisme

Une émission très amusante a eu lieu hier soir, grâce à un vieil homme qui n’avait pas la commande de l’interview à distance. Le sujet était le nomadisme, plus particulièrement dans le désert nord-africain. Les programmateurs auraient voulu que cela répercute sur les implications pour notre société. Le vieil homme avait écrit des livres à cet égard, avec des idées très intéressantes et provocatrices, mais il n’était pas en mesure de les articuler à la radio. Avec plusieurs pauses, une voix qui ressemblait à celle de quelqu’un d’un peu sous l’influence et des fréquentes plaintes sur le fait qu’il ne savait pas s’exprimer ou qu’il avait oublié ce qu’il voulait dire, on était aux aguets pour le prochain exemple de ce qu’il ne faut pas faire à la radio. Néanmoins, le peu qu’il a pu articuler, avec plusieurs pauses et en maudisant l’extinction des nomades, était fascinant. Cela était d’autant plus agréable que ceux qui s’exprimaient «bien» dans l’émission avaient plutôt tendance à réduire le sujet, pourtant passionnant, à un objet d’ennui profond.

Je vais tenter quelques observations propres à moi, à cet égard. J'ai été, pendant une bonne partie de ma vie, je "suis" encore nomade, ce n'est surtout pas évident de nos jours.

Être nomade signifie n’avoir presque rien, sinon rien pour voyager – sauf soi-même et l’environnement dans lequel on bouge. Non seulement est-ce qu’on bouge mieux sans bagages, mais on a plus de place pour transporter ce qu’on trouve d’utile sur le chemin. Être nomade favorise la mémoire, l’observation et la sociabilité. La manière européenne moderne de voyager est aux antipodes du nomadisme, et fait plus penser au colonialisme qu'autre chose, tellement on a la maison sur le dos.

Pour être nomade, il faut qu’il y ait des lieux où on séjourne qui s’adaptent à sa présence – le nomade vie en étroite coordination avec le sédentaire. Pour cela il n’y a pas de vraie différence entre les deux, puisque c’est dans la nature de l’être humain de se déplacer et que sans ces déplacements, il n’a ni de support matériel ni de société humaine. La navette journalière maison-travail-maison est du nomadisme. L'école aussi. L’existence de gîtes de passage, d’étapes et de relais est une adaptation à la vie en mouvement et ceux qui les maintiennent font partie de ce système de mouvement.

Le sédentaire est donc une catégorie purement inventée, sa "société" est forcément nomade.

Le nomade voyage sur des circuits, il ne peut voyager de manière aléatoire, sinon relié intensément au paysage, tant social que naturel, qu’il parcourt.

Ici on ne parle pas du «grand nomade», une sous-catégorie d’exception qui prouve la règle. Pour voyager, il existe une infrastructure – des auberges, des pâtures, des sources et surtout des marchés. Le circuit de marchés hebdomadaires ou mensuels est la manière la plus efficace de relier des communautés qui bougent, c’est une référence dans le temps et l’espace sans exigence d’infrastructure permanente. Le grand voyageur en profite, mais sa fréquentation de tels circuits contribue aussi à leur existence et leur entretien. De cette manière il contribue à l’économie locale, par intérêt réciproque, au passage.

L’intérêt du nomadisme est immédiatement apparent, si on accepte les critères le définissant avancés ci-dessus. Le nomade n’a besoin que d’un chemin à marcher et de l’air à respirer dans ses déplacements. Il en va de même pour la nourriture et l’endroit où il dort. Le reste est déterminé socialement – il y a très peu de besoins intrinsèques au nomadisme, sinon d’avoir un milieu à minima hospitalier dans lequel il peut se déplacer. Dans les termes d’une entreprise, on dira qu’il a réduit les frais de l’entreprise et ainsi ouvert les marges de ladite entreprise. Sa richesse est son rapport aux milieu. Ce ne sont pas des considérations exclusivement marchandes qui motivent ce calcul – ce n’est pas la main invisible du marché qui régit et régule, si ce n’est la physicalité du monde qu’il rencontre.

La territorialisation qui empêche la libre circulation, la propriétarisation qui élimine les lieux de passage, ce sont des mécanismes qui, en limitant la liberté de mouvement autonome, haussent les besoins de ceux qui se déplacent. Il est intéressant de noter que le christianisme met ce thème en plein centre. Non seulement est-ce que Jésus est né à l’étable, parce qu’il n’y a pas de place à l’auberge, mais il ne cesse de se déplacer, accompagné de ses disciples, à pied et par les moyens les plus frugaux imaginables. La foi musulmane reprend le thème, aussi bien que plusieurs autre religions pré-industrielles. Tout combat armé doit prendre en considération la question de vivre sur le pays où d’assurer les lignes d’approvisionnement.

Posons-nous maintenant la question de la technologie en mouvement. N’est-ce pas que les amphores se trouvent presque partout, que les textiles, l’os et le bois nous accommodent la vie en déplacement depuis toujours? Que les silex et après les outils et les armes en métal aussi. Surtout les bateaux et les animaux de trait facilitent le nomadisme, à l’égal de tout moyen de transport utilisant les roues et toute technologie qui ouvre et standardise les routes.

Comment peut-on donc s’obstiner à dire que l’être humain sans aucun de ces accoutrements est celui qui est le plus près du nomadisme efficace, que c’est ceci la règle?

Chacune des technologies décrites autonomise le nomade, dans le sens qu’elle lui permet de se tenir indépendamment de l’altérité dans laquelle il se trouve. Dans le monde moderne, par exemple, la voiture, le camion ou le camping car créent à peu près la même autarcie nomade. Le fait d’être coupé du pays et de ses habitants crée des tensions évidentes. On peut expliquer la croissance de l’économie du tourisme en milieu rural par le fait qu’il faut qu'existe une échange de bénéfice mutuelle – ce qui n’est pas le cas si on voyage de manière autonome. Dans le cas des véhicules à moteur, il se peut que le seul échange consiste en l’achat de carburant, dans une station service appartenant à une entreprise exogène à l’économie locale, celle-ci ayant cependant le fardeau d’entretenir les routes et de nettoyer derrière ses visiteurs.

Par ces diverses mécanismes techniques, qui alourdissent le voyageur, le coût du nomadisme devient exorbitant et il prend des aspects plutôt colonialistes que nomades – c’est-à-dire qui menacent la culture et la tissu physique du paysage humain et naturel dans laquelle il voyage plutôt que de le complémenter.

La territorialisation – qui donne lieu aussi au repli nationaliste ou régionaliste, aux castes et aux groupes sociaux, donne un cadre chaque fois plus coûteux aux vies humaines, surtout au niveau environnemental.

J’ai dit que le sédentarisme est une catégorie inventée, une fiction. Ce qui se passe en réalité est que le nomadisme est réservé de plus en plus aux élites, qui limitent de plus en plus la liberté de mouvement des pauvres. «Comment cela?» on est en droit de demander. «On est dans un monde qui brasse plus que jamais, avec des moyens de transport qui nous ouvrent le monde! Même les réfugiés bougent, et ils sont pauvres, pas riches.»

D’accord. Tout le monde bouge. Mais ils bougent en cercles fermées, dans leurs bulles, de plus en plus réduites, coupées de l’altérité. Être sédentaire, avoir une maison primaire, secondaire, une parcelle pour l’été à la campagne dans un camping, une voiture pour se déplacer, c’est une mode de vie de nomade qui se prétend sédentaire. La cité est avec soi, on colonise.

Or, c’est au contraire l’accommodation à une niche durable écologique qui permet de justifier le phénomène du nomadisme – et comme je le maintiens, nous sommes tous nomades, et que dans la mesure que nous réussissons à l’être, notre empreinte écologique est vastement réduite. Cela vaut donc le coup de savoir vivre en équilibre avec notre environnement.

Et puis, avec cette affirmation que nous sommes tous nomades, jamais sédentaires, ce que j’essaie de mettre en évidence est une double-vérité. D’abord que nous sommes tombés dans la caricature de l’extrême ou au moins le clairement distinct de nous-mêmes, lorsque nous essayons de caractériser la vie de nomade – c’est pour cela que nous imaginons un nomade partout chez lui, sans fixité, sans attaches. Dans la réalité, beaucoup d'entre nous faisons des transhumances assez régulières, bien qu’adaptables, sur des chemins connus. Nous pouvons, de cette manière, tout-à-fait régulièrement basculer entre le nomadisme et la vie sur place.

Deuxième point. Il n’y a rien qui exclut la vie de nomade de la critique écologique. En particulier on peut critiquer la mode de vie de tout un pan de la société européenne et africaine qui, accoutumée à la vie de berger qui bouge avec ses troupeaux, a réduit des vastes tractes de notre territoire à des déserts par sur-broutage, surtout autour de la méditerranée mais pas que - regardez l'histoire de l'abolition de la transmigration de moutons en Espagne, pour vous en informer.

Notre élevage moderne est encore plus critiquable, mais trouve son assise dans des traditions très enracinées d’exploitation des ressources naturelles qui ont déjà laissé leur empreinte catastrophique sur notre paysage. Que les populations de l’Europe, du Moyen-Orient et de l’Afrique du nord ait des gène adaptés pour faciliter la digestion du lait à l’âge adulte indique que ce phénomène ne date pas d’hier. Donc il y a à mettre en cause non seulement la civilisation industrielle moderne, mais aussi les systèmes agricoles et pastorales depuis l’aube du temps, en ce qui concerne l’humanité dans sa relation avec la nature. Le système de clôture des champs qui prend forme au cours du Moyen Age est aussi une manière de limiter les dégâts des troupeaux, une mesure qui, dans son temps, avait ses aspects écologiques positifs, même nécessaires. L’idée des communs, si elle est poussé trop loin, n’a pas que ses aspects positifs. Et du point de vu de n’importe quel pays à grande population, il n’est pas conseillé de laisser la nature se débrouiller toute seule – en toute probabilité elle échouera - et les chèvres prendront tout.